Cher Alpha, je vous transmets ici une réponse de la part de Christine Januel, à propos du rapprochement de "Nocturne" avec le romantisme de Chopin.
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Brèves réflexions sur le "Nocturne" de Saint-John Perse :
Nocturne de pourpre et d’éclair.
En découvrant le mot-titre « Nocturne », placé en tête du poème de Saint-John Perse, il peut sembler bien légitime de le comparer d’instinct à l’une des œuvres musicales intitulées pareillement, les très célèbres vingt et un Nocturnes dédiés au piano par celui qui fut au cœur du romantisme occidental, le compositeur et maître du genre : Frédéric Chopin (1810-1849)
En réalité, il apparaît que plusieurs questions soient posées en une seule, nous pouvons les distinguer de la façon suivante :
1/ Est-il possible d’établir une comparaison pertinente entre l’univers poétique de Saint-John Perse et un univers musical précis ?
2/ Qu’est-ce qu’un Nocturne en musique ? Ne faudrait-il pas distinguer dans le corpus de ces musiques de nuit, les « Clair de lune » musicaux proprement dit des véritables « Nocturnes » ?
3/ Quelles sont les caractéristiques propres du Nocturne poétique persien ?
4/ Le poème « Nocturne » en particulier, nous permet-il de le relier directement à certaines pages musicales de l’époque romantique occidentale ? Comme par exemple des œuvres de Chopin, et peut-être avant celles-ci, de celles de Beethoven ? ou encore d’œuvres appartenant à d’autres répertoires ?
1/ Perse et les univers musicaux
La question est riche, et bien entendu, trop vaste pour y répondre en quelques mots ! En fait, il est toujours possible d’établir des comparaisons artistiques entre deux domaines quels qu’ils soient. En ce qui concerne Perse : ne jamais perdre de vue qu’il se défendait de « toute confusion entre les arts », et particulièrement entre musique et littérature. Le sujet a été beaucoup commenté et les références bibliographiques sont nombreuses. ( Cf. bibliographie relative à ce thème sur le site Sjperse.org. ]Pour Saint-John Perse, la musique était de très grande importance, et pour connaître ses goûts, on doit se référer en particulier à l’ouvrage très complet de Daniel Aranjo, Saint-John Perse et la Musique, Pau, J & D Editions, 1988, ainsi qu’aux diverses émissions diffusées par France-Culture. Parmi les grands noms qui reviennent régulièrement sous la plume admirative du poète, ceux de Beethoven, Bach, Vincent d’Indy, Stravinsky, Franck, Duparc, Varèse, sont parmi d’autres les plus fréquents…A la Fondation Saint-John Perse située à Aix-en-Provence, sa bibliothèque et sa discothèque personnelles nous renseignent beaucoup sur ses goûts musicaux. Nombre de documents (livres, pochettes de disques, articles) sont annotés avec soin par le poète.
2. 1 / De la vraie nature du Nocturne musical
Héritier de formes musicales plus légères, et à vocation moins pathétique, le « nocturne » existait déjà, parfois sous d’autres vocables, au XVII e siècle et au XVIII e siècle. Destiné à de petites formations, vocales (les duetti Notturni ) et plus généralement instrumentales – le nocturne était confié aux instruments à cordes ou aux vents. Il est en réalité issu des « sérénades » et « divertissements », morceaux exécutés en plein air, et constitués de plusieurs pièces contrairement au futur nocturne romantique, qui lui sera bâti d’un seul tenant. Mozart, Haydn, Schubert, se sont illustrés dans ce genre. Au XIX e siècle, c’est le compositeur irlandais John Field (1782-1837) qui fut le créateur de ce genre instrumental confié au seul piano. Il institua ainsi une forme libre et originale, très inspirée de la technique vocale du bel canto italien. Un chant expressif est confié entièrement à la main droite tandis que la main gauche évolue en arpèges. Ces pièces élégantes et charmantes, destinées au concert et au salon, ont conquis le public par leur force expressive et leur caractère divertissant et lyrique. Mais c’est avec Chopin que le « nocturne » atteindra sa force dramatique, et ses vraies lettres de noblesse. De simples pièces aimables et élégantes en un seul mouvement quasi improvisé, le « nocturne » devient avec Frédéric Chopin, une véritable fresque musicale de concert, souvent d’une difficulté pianistique redoutable et toujours d’une grande richesse harmonique. D’aucuns ont démontré ce qui caractérise un nocturne de Chopin, la force dramatique de l’écriture, la richesse de l’ornementation et l’ampleur du chant pianistique, le plan harmonique souvent audacieux, la construction claire et récurrente de chaque œuvre en trois parties.
2.2 / Distinction entre « clair de lune » et « nocturne »
Sous l’expression « musiques de nuit » on peut y retrouver pêle-mêle, toutes les musiques écrites pour être interprétées la nuit ou pour décrire la nuit ! Et par extension, les musiques du soir pour les réceptions, les fêtes, les réjouissances, mais aussi les pièces méditatives, les rêveries musicales, d’où un vaste répertoire aussi varié qu’inattendu sous ce vocable « nocturne » , c’est- à dire qui appartient à la nuit. (Pour autant, est-ce qu’il suffit d’ailleurs d’inscrire les mots « soir » , « nuit », « lune » ou « crépuscule » pour conférer à la musique même son essence nocturne ?)
La dénomination « clair de lune » sous-entend musique de plein air, danses et sérénades, parfois aussi elle renvoie à un caractère plus mélancolique, plus nostalgique. Le « clair de lune » fait référence au temps des fêtes galantes chères à Watteau, et dont se souviendra Verlaine. Dès le XIX e siècle, le « nocturne » musical semble désigner une œuvre aux modulations plus graves, aux accents plus pathétiques, parfois douloureux et tristes, écrit pour piano seul , il est voué aussi aux lieus clos.
A chacun d’entre nous d’interroger les œuvres particulières dites nocturnes, composées au cours des diverses époques, pour en saisir le caractère propre. La petite musique de nuit de Mozart est fort éloignée de la Sérénade de Schubert, le Nocturne en ré b majeur de Debussy est assez proche du climat de rêverie et de fête galante de son Clair de lune (seconde pièce de sa Suite bergamasque pour piano). « Scarbo », du Gaspard de la nuit de Ravel est entendu comme un nocturne… effrayant, mais que dire des Noctuelles pour piano de Ravel dédiées à Léon-Paul Fargue ? Ces « papillons du soir » ne sont-ils pas une autre manière de clair de lune fantastique ? Les Nocturnes de Chopin, surtout ceux des opus 15, 27, 32 et 48, choisis parmi les plus pathétiques , sont d’une autre veine que les Liebestraume (rêves d’amour) de Franz Liszt et évoquent plutôt l’esprit des Harmonies poétiques et religieuses pour piano. On citera enfin la non moins célèbre Sonate dite (à tort ?) au « clair de lune » de Beethoven (op.27 n°2 en ut # mineur) qui n’a décidément rien d’une « fête galante » et dont l’écriture lancinante, recueillie et tragique du premier mouvement suggère bien le chant profond d’un nocturne.
« La nuit, c’est immanence » selon le mot de Vladimir Jankélévitch, (La musique et les heures, Paris, Seuil, 1988) et par conséquent elle est plus favorable que le jour à la création, plus propice à pénétrer les mondes invisibles et mystérieux. Schumann lui-même se considérait comme « un chevalier lunaire » et la nuit est "le mot le plus schumannien qui soit" rappelle Pierre Brunel dans son ouvrage Basso continuo (Paris, Puf, coll. musique et musiciens, 2001.) Le répertoire schumannien n’est pas non plus dénué de nocturnes, sombres, ombrageux, dramatiques, dans sa musique pour piano comme celle pour orchestre. Musiques de nuit, obsédantes et tourmentées, hypnotiques (Jankélévitch parle « d’engourdissement délicieux de l’âme vigilante qui s’endort », [l’expression est citée par Pierre Brunel (cf. Basso Continuo, p.107)] ou divertissantes, musiques pour lieu clos ou bien de plein air, ces musiques semblent finalement présenter toutes les nuances possibles du simple divertimento au drame musical le plus complexe.
3 / Le Nocturne persien : un nocturne de pourpre et d’éclair.
Il n’existe pas à proprement parlé de forme fixe et déterminée du « nocturne » en littérature. Et pour cause, la forme appartient en propre au domaine musical. Même si les poètes ont intitulé leur poème Nocturne, ou évoqué un climat poétique nocturne ( ainsi, Verlaine, Rimbaud, Lamartine, Wordsworth et bien d’autres ]il semble que la forme soit libre ou librement structurée. C’est bien l’évocation des êtres et des choses perçus au cœur de la nuit et parfois même l’évocation de la nuit de l’âme humaine dont il est question dans ces pages poétiques.
Le poème :
On se doit d’observer le poème de Perse attentivement. Cet amoureux du verset entonne son chant par ce qui ressemble beaucoup à un alexandrin : « Les voici mûrs, ces fruits d’un ombrageux destin. » et ne se prive pas d’user d’ hexasyllabes ou d’octosyllabes au détour des versets suivants. Le rythme interne très marqué, propre à ce premier vers accentue la solennité du propos.
Le poème s’organise en trois laisses pratiquement équivalentes, et se clôt par un seul verset, ce dernier, séparé des trois laisses principales ne signifie t-il pas dans sa fluidité le fil de la vie qui se poursuit ? Il s’inscrit là comme le proverbe sacré d’un Sage.
Le caractère plus tourmenté de la deuxième laisse, souligne un doute philosophique crucial que Perse distille là avec force interrogative et exclamative. Mais les « fruits mûrissants » sont déjà « d’une autre rive » , au début de la troisième laisse, et le dépassement cher au poète, est déjà exaucé . L’outre-songe accessible…
Notons aussi que le vocabulaire appartient à trois principaux champs sémantiques . Celui de la nuit : ainsi les termes : « nocturne, nuit, ombrageux, secrets… » Celui de l’angoisse et du doute : « abîme, fièvre , tourment, amer, … » Celui du passage et du dépassement : « autre rive, transfuge, passer, allait-il, s’en va la vie ».
Outre la construction ternaire et quasi symétrique du poème , outre l’évocation de la nuit de l’âme humaine, plus que celle d’un paysage observé de nuit, il est à remarquer que ce Nocturne est éclairé continûment d’un « Soleil », d’un « Soleil de l’être » , d’un « Soleil » de « pourpre » .
(On peut se référer aux vocables utilisés : sang, pourpre, feu du jour, rose, roses canines). Tout concourt à donner cette impression de rougeoiement tout au long du poème et rappelle l'évocation lue déjà dans « Chronique »… "Route de braise et non de cendres…".
Le "Nocturne" de Perse, certes n’a plus la même véhémence des versets de Vents, mais loin de succomber à une quelconque mélancolie, après avoir énoncé courageusement ce doute philosophique, après avoir rappelé « le tourment et la fièvre » , toutes ces épreuves seront finalement dépassées.
« Soleil de l’être , couvre-moi ! » Cette mystérieuse interjection qui s’élance comme une prière et aussi comme un ordre, a la particularité de suggérer concrètement une manière d’oxymore, l’ombre et la lumière tout à la fois. Car enfin, comment la lumière solaire peut-elle réaliser ce que seule l’ombre réalise, c’est-à dire « couvrir » ( assombrir ?). La lumière ne découvre t-elle pas, ne dévoile-t-elle pas plutôt ? N’est-ce pas un rappel lointain du verset : « Ils m’ont appelé l’obscur et j’habitais l’éclat » déjà rencontré dans le grand poème Amers ? (Strophe II, "Du Maître d’Astres et de Navigation").
Enfin, notons que la vie est encore présente dans cet ultime verset, nulle tristesse dans ces mots, empreints même d’une certaine sérénité :
« A son pas de lieuse de gerbes s’en va la vie sans haine ni rançon.
faisant écho aux paroles du Discours de Stockholm :
« Il ‘est rien de vivant qui de néant procède, ni de néant s’éprenne. »
Etrange "Nocturne" ensoleillé de pourpre, étrange nuit de l’âme, nuit d’ombre et de lumière, où sont évoqués tour à tour les fruits d’un « ombrageux destin », « d’un impérieux destin » , « d’un orageux destin ». On sait que derrière l’orage, s’annoncent les éclairs et donc encore les éclat de lumière et finalement le symbole de la vie même dans l’univers poétique de Saint-John Perse.
4 / A quel courant artistique rattacher le "Nocturne" de Saint-John Perse ?
Au terme de ces brèves considérations, le poème de Saint-John Perse nous semble t-il plus proche d’un genre musical précis ? Sans doute est-il proche du Nocturne en Fa # mineur op.15 n° 2 ( Larghetto, sostenuto ] ou de celui en Ré b Majeur op. 27 n° 2 de Chopin ? De La nuit transfigurée de Schoenberg ? Du Prélude de nuit si envoûtant de Debussy intitulé « la terrasse des audiences d’un clair de lune » ? D’un mouvement lent d’une Sonate de Beethoven ? D’un Adagio évocateur d’une Symphonie de Mahler ? |Celui-là même que le jeune Alexis qualifiait jadis « d’éléphant gris bardé de lymphe ? …Ou alors, défiant toute anachronisme nous pourrions aussi nous référer à une des partitas de Jean-Sébastien Bach ? Il est difficile de répondre par l’affirmative. Certes, au cœur de chacune de ces oeuvres on y décèle des concordances de climat et même de structure (structure ternaire, comme dans les Nocturnes de Chopin par exemple), est-il même souhaitable de vouloir définir à tout prix de tels parallélismes ? Oui, s’ ils nous permettent de mieux percer le mystère de l’ écriture poétique. La tâche de toute façon sera sans fin, celui qui a choisi « d’habiter l’écrit » et de « l’ honorer » , connaît aussi la cause de l’obscurité de la poésie : « c’est la nuit même qu’elle explore, et qu’elle se doit d’explorer : celle de l’âme elle-même et du mystère où baigne l’être humain. » (Discours de Stockholm.) Décidément le Nocturne persien appartient à un genre à part. Certes il dit la nuit de l’âme et ses tourments, dans des mots d’ombre et de braise, mais il sait suggérer aussi le « feu du jour » et « le sang » et donc « le fil de la vie » qui suit son cours. En cela le crépuscule poétique dans ses rouges et ses ors, annonce déjà la lumière d’une aube, avec « les fruits mûrissants d’une autre rive » et la leçon poétique, musicale ou philosophique, si leçon il y a, sera toujours « d’optimisme » de toute façon :
« Pour nous chante déjà plus hautaine aventure… Route frayée de main nouvelle , et feux portés de cime en cime… » (Chronique, VIII)
Christine Januel- pour Sjperse. org
Paris - Octobre 2006