- sinan a écrit:
- j'ai lu avec attention l'article de M. Céry sur le verset persien, car je me posais justement beaucoup de questions sur ce point.
Une de celles-ci restent par ailleurs en suspens: je ne comprends pas le comptage de ce e muet.
Parfois, il est compté selon les règles classiques et parfois il faudrait ne pas le faire pour mettre en évidence des groupes de sens et avoir des octosyllagbes, des décasyllabes et des dodécasyllabes?
Cher Sinan, j'ai l'honneur de vous transmettre ici une réponse sur ce point, de la part de Roger Little lui-même, en le remerciant de ces éclairages fondamentaux :
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Le « e moyen » chez Saint-John Perse : notes brèves sur quelques principes de lecture● Remarque préliminaire : éviter de parler du « e muet », puisqu’il ne l’est pas toujours ; préférer le terme « e moyen ».
● La plupart du temps, mais les statistiques manquent pour l’affirmer définitivement, la règle classique paraît s’appliquer ; à l’intérieur des versets, toutefois, les éléments pairs affectionnés par Saint-John Perse (hexasyllabes, octosyllabes, dodécasyllabes – il retenait plus rarement le décasyllabe, estimant qu’il ne correspondait pas à un rythme de pas de cheval) sont, du point de vue de la métrique, à traiter comme des vers à part entière.
● Ainsi, tout comme, dans la versification classique, un e moyen n’est pas compté en fin de vers, il peut chez Saint-John Perse être escamoté à l’intérieur d’un verset lorsqu’il se trouve à la fin d’une unité syllabique interne afin de donner à celle-ci un nombre pair de syllabes.
● Respecter la liaison et partant le e moyen lorsqu’un « ...es » précède une voyelle à l’intérieur d’une unité syllabique. Ex.
Vents II, 3, 3 : « au fil de mousses aériennes... ». (On aura remarqué que Laurent Terzieff a malencontreusement fait tomber cette liaison, nécessaire pour le sens comme pour le rythme, dans sa lecture de la Chanson finale d’
Anabase : « qu’il n’est promesses à leurs rives ».)
● Ne pas supposer toutefois qu’un élément impair est nécessairement exclu. Il produit un effet spécial dans les ensembles d’éléments majoritairement pairs. Cela se voit clairement lorsque se détache un vers de trois syllabes, par exemple (ainsi qu’on le trouve surtout dans les poèmes jusqu’à
Anabase : « pouvait choir », « il descend », « excellentes »). À partir de 1920 à peu près, les choses se compliquent, parce qu’un élément impair peut s’intégrer dans l’ensemble d’un seul et même verset.
● Un choix peut souvent s’opérer selon l’importance qu’il convient d’accorder au sens des mots. Ex.
Vents I, 1, 17 : « toute ma page elle-même bruissante » peut comporter 10 ou 8 syllabes suivant la lecture d’« elle-même » (el-le mê-me ou ell[e]-mêm[e]). (Pour ma part, je préfère y compter 8 syllabes.) Dans
Vents II, 6, au dernier verset : « Plus d’un masque s’accroît au front des hauts calcaires éblouis de présence. », soit les mots « calcaires éblouis » font partie de deux hexasyllabes différents (le mot « éblouis » occupant donc trois syllabes) : « au front des hauts calcaires ׀ éblouis de présence », soit ils marquent la césure dans un alexandrin à découpe irrégulière, effet qui me paraît étranger à l’œuvre. Ainsi à la lecture le s de « calcair[e]s » s’entendrait mais non le e qui le précède, pour faire de cette phrase trois hexasyllabes à la suite l’un de l’autre.
● L’importance mystérieuse de l’arithmétique chez Saint-John Perse est une question que j’ai abordée autrefois au sujet de « Récitation à l’éloge d’une Reine » : elle s’applique autant au rythme qu’au regroupement des versets dans des strophes. Il est bon d’y être attentif dans
Vents et les poèmes provençaux
● Se laisser guider enfin par l’oreille affinée à la lecture de cette poésie envoûtante entre toutes. Mais si la lecture à haute voix vous tente, ce qui se comprend, songer qu’elle comporte en elle tout son lyrisme soutenu, toute l’emphase qu’il lui faut, toute la mise en scène qui lui convient, et que tout trémolo, toute emphase, toute mise en scène surajoutés, attirent l’attention sur le lecteur ou l’acteur et l’éloignent de la poésie. La plus grande sobriété s’impose, le plus grand respect.
Roger Little 10.xii.06